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L’instant nature : La Chouette hulotte et le Tilleul

À chaque saison, nous vous proposons, dans l'Instant nature, un dialogue entre un oiseau et un arbre. Ce dialogue est écrit par Éric, jardinier, guide jardinier, guide nature et patrimoine, sculpteur et peintre, écrivain, restaurateur d'art, et accompagnant à domicile auprès des personnes âgées. Et si écrire, jardiner ou sculpter partageaient un lieu à soi où se tenir au monde. Pour la saison de l'hiver, la Chouette hulotte et le Tilleul partagent un lieu ensemble, un jardin de roses en Angleterre. Au printemps dialogueront le Rouge-gorge et le Lilas.

L’instant nature : La Chouette hulotte et le Tilleul

La Chouette et le Tilleul

 

« Des fleurs il y en avait » souriait-t-elle égayée, celles de l’hiver sous les Tilleuls : des Perce neiges, des Hellébores, des rameaux parfumés de Daphnés. Il y avait des Saules, des Hamamélis. Oh oui - et elle imaginait leurs parfums depuis l’atelier en cette fin de nuit, et des Violettes en harmonie avec le rose blush, le bleu myosotis, le jaune astrée. 

 

May, à la fenêtre, songeait à des rêveries familières, aux douceurs de l’ Angleterre. Vénus brillait dans la silhouette en cœur du grand Tilleul au bout de son jardin, là où il aime se perdre dans le paysage, là où les mots se cachent parmi les branches. L’arbre, discret et reposant, accueillait un couple de Chouettes hulottes. Elle les connaissait tellement bien. 

 

Une Chouette s’y tenait-elle en ce moment ? « Elle y était, au calme, avec ses yeux noirs, ses teintes roussâtres dissimulées contre l’écorce et des brindilles, une femelle à cette heure-ci » pensa-t-elle. Et d’ici peu les chants du couple allaient reprendre, puis laisseraient place au matin. May appréciait cette saison des oiseaux, le passage des migrateurs écoulé, les visiteurs nordiques au jardin, les assiettes de graines visitées, les groupes hivernaux. Sur sa table d’ouvrage, une tasse de thé, une bougie chaude, les plans du jardin de roses en création, les carnets pour son essai littéraire, les mots de Mrs Dalloway chez la fleuriste, ceux de l’ornithologue Paul Géroudet, des bobines de coton crème ; elle nota des idées de broderies à venir. 

 

May irait au jardin ensuite, il fallait toutefois y faire vite, se plier aux exigences de l’hiver, les oiseaux, fragiles, ne devaient pas perdre d’énergie et être dérangés. Et il faisait encore nuit en ce petit matin de fin février. 

 

Elle devait d’abord écouter ici sa créativité. Elle pensait à broder les fleurs suaves des Tilleuls, jaune crème, aux tiges à trois fleurs en cyme fixée à la nervure d’une bractée légère et allongée, aux cinq pétales et cinq sépales comme une ombelle dansante au vent. 

 

Puis à la lettre de Violette, elle s’était confiée la tâche de lui répondre sur l’identification de la Hulotte, des mots lui venaient. « Les lettres aiment s’écrire lorsque le silence nocturne caresse le cœur, commençait-t-elle. Et les phrases s’animeraient à l’aube sous les ramures protectrices ». Et des bourgeons cet hiver. 

 

« Reconnaître l’oiseau ma Chère Violette, c’est noter je crois une morphologie, observer des heures durant. Et au fil des terrains viennent les joies des rencontres » Et la lettre continuait. La Hulotte, de la taille d’une Corneille, mesure en moyenne trente-huit centimètres Son envergure est de quatre-vingt-quinze centimètres. Rarement observée et bien plus souvent entendue, elle a des formes arrondies, des ailes courtes et silencieuses. Il n’y a pas d’aigrettes comme le Hibou. Elle se repose le jour, les yeux fermés, sans cesse vigilante. Elle apprécie les grands espaces (son territoire peut atteindre soixante-et-un acres, soient vingt-cinq hectares), les arbres des bois et jardins, les Chênes, Tilleuls et Hêtres, les caches des cavités et des granges.  Et partout le Lierre sait la protéger. 

 

Oui, observer, observer inlassablement. May était sortie. « Et supposons, pensa-t-elle, que chaque saison puisse parler d’ un oiseau, d’ un arbre, des fleurs ou des couleurs au jardin. Aimeriez-vous ces thèmes ? » pensait-t-elle. Elle choisissait le chemin vers la collection de Lilas, puis l’allée de Noisetiers, et le jardin de la Pleine Lune. Ces lieux privilégiaient la vie et une microfaune variée et adaptée au régime large de la Hulotte (des rongeurs, des petits oiseaux, des insectes, parfois des vers, des grenouilles ou des poissons), adaptée à son rôle de régulateur des saisons. 

 

Le jour bientôt se levait, à l’est le ciel était de bleus et roses pâles. Mille pensées effleuraient et dilataient le temps, comme penser aux teintes de février et mars et aux parfums de saisons, comme penser aux longueurs du bec, du tarse, des ailes. 

 

Et, attendu, dans ces première lueurs, un oiseau se dessinait avec son vol léger, ses ailes arrondies. Suivaient les phrases familières et éloquentes du chant : une première note allongée vibrante et sa pause, une seconde note plus sèche, deux à cinq secondes d’arrêt, et venait le hululement en trémolo. C’était donc un mâle. La femelle lui répondrait par ses longues trilles et notes aiguës nuptiales. Les deux dialogueraient quelques minutes encore, d’autant qu’aujourd’hui l’ absence de pluie et de vent ne les avaient pas ralentis. Ce soir les chants et la chasse du mâle reprendraient une demie heure environ après le coucher du soleil, depuis des affûts bas, des lisières, des allées. 

 

Sur ses carnets May notait chaque année les séries musicales de septembre à février, déclinant dès les premières pontes de février mars ; celles de dix à trente minutes le soir venu, d’autres plus longues en fin de nuit ; ou celles des essais des jeunes dès leurs émancipations.  « L’oreille amène sa touche délicate dans le processus d’identification des chants, cris et bruits de l’oiseau. » ajouterait-elle à Violette. Et des réponses à pourquoi les oiseaux chantaient, venait à l’esprit le chant pour fixer un territoire et satisfaire une femelle ; le chant plus volontiers esthétique et le cri plus court, les concerts matinaux, des notes à donner toutes sortes de renseignements, des sons innés et acquis, les organes vocaux, la migration, des ambiances. 

 

Et déjà les bleus et les roses se changeaient en clair parmi les couches fines de nuages diffus. Le mâle allait se poser dans le grand Tilleul, et ses gris clairs aux côtés des tons pastels de l’écorce créeraient un motif inspirant et rassurant pensa-t-elle, une aquarelle faite d’un dessin au crayon méticuleux et de son lavis de couleurs, des grisâtres lavés de roux, des estompes brunes, des touches de blancs, des crèmes de bougie. 

 

Cette aquarelle utiliserait les reflets entre l’eau et la couleur, une dilution à capter la lumière entre l’oiseau et l’arbre. May voyait là les distances s’approcher, les pinceaux se fondre dans la pensée et suivre le hasard, la mélodie. Quant à la Chouette, elle était déjà passé, les mouvements de l’arbre et de Vénus avaient changés. La peinture avait pris vie de pigments, de fluidité. 

 

Dans une solide fourche de l’arbre, la femelle était affairée au large nid qu’elle avait choisi il y a trois ans, un vieux nid de Corneille. Selon les habitudes de l’espèce, la ponte avait eu lieu assez tôt, mi-février, et May imaginait les deux à quatre œufs blanc satiné presque sphériques. (Les nids aux œufs blancs étaient bien souvent ceux des cavités d’arbres où les Hulottes pouvaient aussi pondre). Avec une incubation de vingt-huit jours, et une couvaison dès le premier œuf, les poussins naîtraient dans quelques jours et la femelle les couvrirait bien au chaud deux semaines, ils resteraient une trentaine de jours au nid avant leurs envols, puis la famille s’activerait jusqu’à la mi-été aux alentours. Septembre octobre prochain verraient reprendre les chants du couple. Pour le moment la femelle couvait seule, bougeait peu, et le mâle la nourrissait, c’est ce que May avait observé à nouveau cette année. Le mâle avait-il profité de quelques de soldes dans la collection hiver et autres marmelades locales ? Sa fin de nuit semblait bien joyeuse en tout cas. Il semblait comme ravi de revenir au nid. 

 

Le silence ce matin, mêlé de sauvage et d’émotion, invitait à la douce tentation d’attraper le présent, le déroulé du temps, sans le lâcher, tel quel, puis de l’écrire et l’envoyer à son amie. Une lettre pourrait être une dilatation de l’instant. Le carnet se réjouissait à l’atelier, May était rentrée.

 

Hier soir avant le noir, le Rouge-gorge faisait vibrer l’air de ses notes cristallines, pures. Ce jour levé, il reprenait. Une douceur inspirante dans l’air du matin. Les plantes sauvages et cultivées elles aussi donnaient des idées, celles du jardin de Roses que May et Violette créaient, celles du jardin contemporain où la disposition et l’immersion d’une collection végétale et de chaque plante a de l’importance, à chercher des points communs aux êtres vivants, à accueillir la vie, et où il était question de respect de la vie. La plante, un livre, était aussi un lieu à soi, et la beauté et la subtilité venaient ranimer cette flamme intemporelle, celle de la créativité. Et la collection de Tilleuls était superbe, les Tilleuls à grandes et petites feuilles, le Tilleul argenté, le Tilleul d’Amérique, le Tilleul de Henry, le Tilleul du Japon. 

 

Combien donc de pleines Lunes ces Tilleuls aux silhouettes harmonieuses en cœur avaient-ils vu ? Eux ces arbres haut jusqu’à trente mètres et plus (de la famille des Mauves, des Roses trémières, des Guimauves ou des Hibiscus, à l’écorce fine ou ridée, aux rameaux rougeâtres et singuliers, à l’aubier fibreux, aux bourgeons arrondis recouverts de deux ou trois écailles, aux petites pousses en reflets de cuivre et de vert doux, aux feuilles alternes dentées comme brodées dans une étoffe douce, au nectar généreux, aux graines ailées qui feraient oh ouiii le jeu des enfants et du vent), combien d’étés avaient-ils parfumé ?  

 

Violette et May aimaient relire leurs notes du jardin, complices et rieuses. Les pages semblaient se mouvoir comme des vagues. Violette avait écrit un vingt-trois juin, sur le quatrième carnet, une recette de fleurs séchées et émiettées, et mélangées à la farine pour confectionner les gâteaux du thé. Des smoothies, des jus, des gelées, des tisanes, une soirée à sourire aux étoiles. 

 

Était écrit plus loin, en juillet, que le Tilleul symbolisait autrefois Vénus, l’amour et l’amitié. Amitié, le mot était si inouï, inattendu, évident. Et depuis leurs rencontres les deux femmes avaient l’intuition que tout allait les intéresser. Elles s’imaginaient l’une et l’autre à créer et travailler, séparées ou ensembles, avec une douce intensité du lien.  

 

La dernière commande de trois nuisettes brodées aux motifs de Myosotis et Tilleul était terminée, demain May préparerait l’envoi pour Londres (dans une de ces grandes boites plates qu’elle aimait, fermée d’une cordelette de Tilleul, particulièrement souple et solide, qu’une vannière du Hampshire fabriquait avec amour ; les trois s’étaient rencontrées sur la côte d’Opale en France), et les couleurs des motifs végétaux emplissaient de joie May, yeux grands ouverts, qui laissait venir les choses confidentes. Créer était une nécessité, pas un refuge. Et quelle joie ici ! Ooh, une nouvelle carte de Violette était arrivée du Cumbria : « J’ai beaucoup regardé le Rougegorge comme nous en parlions : et quand notre œil a tout le temps pour le plumage, il relève une belle variété de dessins et de couleurs, une couverture, une rémige, une caudale, un manteau, un bandeau ou un collier écrivait-elle ». À son retour elles allaient œuvrer pour le mois de mars au jardin, à donner couleurs à ce qu’elles faisaient là, à cultiver les intuitions et sens. Oui, mars était arrivé. 

 

May s’amusait : elle irait chez Miss Pym acheter des fleurs pour Violette et le Tilleul. Les Chouettes hulottes s’étaient probablement endormies, tranquilles, les yeux noir de bougie fermés. Songeaient-elles, sédentaires fidèles des bois et jardins, aux oiseaux cartographes grands voyageurs des mers, déterminés parmi les hautes vagues ? Et la détermination de l’oiseau à établir son nid sur cet arbre là, ce Tilleul qui poussait là, petite pousse, parce qu’ il était aimé.. 

 

éric, 1st January 2024

Publié le 07 février 2024